Il y a quelques années, j’ai fait un stage de 6 mois dans une organisation majoritairement composée d’hommes. C’était la première fois que je me retrouvais en « minorité ». Je viens d’une famille de filles, j’ai fait des études littéraires, où rares étaient les garçons. Et j’ai toujours traîné davantage en bandes de filles qu’en groupe de potes mixtes.
Hormis les « big boss » d’une bonne cinquantaine d’années (tous de sexe masculin), l’équipe était jeune. L’ambiance était amicale et il n’était pas rare de se retrouver autour d’une bière à la sortie du travail. Nous, les stagiaires (majoritairement des mecs aussi), étions tous et toutes regroupé·es dans un grand bureau. La cafetière étant également dans notre bureau, tout le monde allait et venait au grès de son envie de caféine.
L’ambiance de travail était détente, tout le monde se tutoyait et les blagues fusaient de part et d’autre. De nombreuses blagues tournaient autour du cul. Cela pouvait aller de notre boss qui nous parlait d’un quartier de Paris où on pouvait « aller voir des putes » aux collègues qui racontaient leurs chopes Tinder ou se taquinaient sur le fait d’être en manque ou encore chauds comme la braise.
Je me souviens d’une situation qui m’avait particulièrement choquée. Cette organisation était également centre de formation et dispensait des cours de niveau master. Mes collègues assuraient le recrutement des élèves. Lorsqu’une fille passait en entretien, on pouvait être sûr d’entendre au moins une remarque sur son physique, une fois qu’elle était repartie. Pendant l’année scolaire, une des blagues récurrentes du bureau était de dire d’une fille qui avait de mauvais résultats que c’était un « recrutement Nicolas* », du nom d’un des salariés. Cela signifiait qu’elle était « stupide mais sûrement jolie et que comme elle avait passé son entretien avec Nicolas*, son physique lui avait permis d’être admise ».
Outre les nombreuses « blagues en dessous de la braguette » , tout le monde était assez tactile. Je me souviens que je trouvais cela déroutant. Parfois j’appréciais ce côté « colo de vacances », on est tous et toutes potes. D’autant plus que j’étais venue dans cette ville pour ce stage et que je n’avais pas beaucoup d’ami·es sur place. Et à d’autres moments, je trouvais cela vraiment gênant mais je ne savais pas trop comment réagir.
Un des mecs de l’équipe, Pierre*, était particulièrement « gênant ». Il aimait venir sympathiser dans la salle des stagiaires, et n’avait clairement pas le même comportement avec les filles qu’avec les mecs. Je me souviens qu’il faisait régulièrement des remarques sur mes tenues vestimentaires. Une fois, alors que je passais dans le couloir avec d’autres copains stagiaires, il m’a parlé de mes chaussures. Ce n’était jamais des allusions sexuelles explicites mais c’était des remarques sorties de nulle part. Je me souviens avoir été décontenancée au début. Puis, j’ai vite compris que Pierre* était comme cela avec toutes les filles, et qu’il se faisait même charrier par les mecs à ce sujet. Son petit surnom était « le prédateur ». Mais personne ne le reprenait jamais et ça avait l’air de faire marrer tout le monde, ou presque.
Je me souviens, qu’un jour, j’étais dans son bureau pour parler avec Antoine*, mon maître de stage, qui partageait le même bureau que lui. Je parlais boulot avec Antoine* lorsque Pierre* se mit à m’interpeller. Il essayait toujours d’attirer l’attention des filles. J’ai sèchement coupé court à la conversation en lui faisant remarquer qu’on parlait boulot avec Antoine* et qu’il nous dérangeait. Un autre jour, il est venu engager la conversation avec moi, en me tapotant la tête. Je lui ai demandé d’arrêter de me toucher. Il a rigolé en me disant que c’était amical.
Antoine*, mon maître de stage, a eu vent de mon agacement. Il m’a dit que si Pierre* me « faisait chier », il fallait que je vienne lui dire. On en a un peu parlé. Je lui ai dit que je trouvais Pierre* vraiment bizarre, qu’il me mettait mal à l’aise, mais qu’au vu de ma froideur non dissimulée à son égard, il avait sûrement compris qu’il ne fallait pas jouer à cela avec moi. Il m’a dit que Pierre* était toujours comme cela, notamment avec les stagiaires. Qu’il y avait eu une stagiaire qui s’en était plainte dans le passé mais que l’affaire avait été étouffée. Que tout le monde prenait ça à la rigolade mais que lui commençait à en avoir marre de son comportement. Et que surtout, si ça n’allait pas je pouvais venir lui parler, qu’il ne fallait pas que j’hésite.
À ce moment là, je ne me sentais pas vraiment concernée à vrai dire. Je pensais que je pouvais le repousser, que j’étais capable de me débrouiller et que je n’étais pas du genre à me laisser faire de toute façon. Au fur et à mesure c’était devenu une blague pour moi aussi et je riais avec les autres de son comportement. C’est fou la rapidité à laquelle on s’adapte à un environnement et que des choses qui pouvaient nous choquer, ou tout du moins nous faire réagir au début, finissent par devenir tout à fait normales à la longue. Quand j’y pense, cela m’effraie.
Clara, une nouvelle stagiaire, a ensuite rejoint l’équipe. Très vite, Pierre* s’est intéressé à elle. Il était fidèle à lui même, mais ça n’avait pas l’air de la déranger plus que ça et elle papotait volontiers avec lui. Un jour, il lui a demandé de venir faire un point avec elle. Ils sont partis une bonne heure et quand elle est revenue, elle avait l’air bizarre.
Un soir que nous étions sortis arroser le départ d’un de nos collègues stagiaires, je suis repartie avec Clara*. On avait pas mal bu et elle a fini par me confier que lorsque Pierre* l’avait emmenée faire un point, dans un parc, pour être « plus tranquille qu’au bureau », il l’avait embrassé. Elle m’a dit qu’elle avait un copain. Que quand Pierre* l’avait embrassé elle avait mis quelques secondes avant de le repousser, qu’elle se sentait super mal. Quand j’y repense, c’était fou car pas à un seul moment elle n’a dit un mot contre lui. Elle se remettait, elle, en question sur son comportement, se demandait s’il elle ne lui avait pas envoyé de « mauvais signaux », malgré elle. Je lui ai dit que ce n’était pas normal, qu’il n’avait pas à faire de réunion en dehors du bureau, à l’isoler dans un parc et qu’en aucun cas il n’aurait dû l’embrasser pendant une réunion. Et qu’elle avait le droit de le repousser. Elle avait l’air déboussolé et m’a demandé de ne rien dire à personne.
Cette confidence m’a bouleversée. Je me sentais mal pour Clara et j’avais la haine contre Pierre*. D’un côté j’avais envie qu’ils s’expliquent et que Pierre* s’excuse, reconnaisse que son comportement était déplacé. Et de l’autre, ce n’était pas mes affaires et Clara m’avait fait promettre de garder cela pour moi. Un soir, j’ai tout raconté à Antoine*, mon maître de stage. Il était furieux d’entendre cela. Je lui ai également fait promettre de ne rien dire, je me sentais à la fois soulagée d’avoir enfin pu vider mon sac à quelqu’un et coupable d’avoir trahi ma promesse à Clara.
Le lendemain, Antoine* m’a dit qu’il avait tout raconté à la direction. Clara* venait de finir son stage et moi je venais d’être embauchée. J’ai été convoquée par la direction qui m’a demandé de raconter l’histoire. Je me sentais terriblement mal à l’aise. J’avais l’impression de trahir une seconde fois Clara*. Je n’avais pas envie de raconter son histoire, ce n’était pas ma place. Je me sentais acculée et la direction (composée d’hommes) ne m’a pas du tout mise à l’aise.
J’ai relaté ce que Clara* m’avait confié d’une manière maladroite et peu assurée. Je déteste parler au nom des autres et je ne me sentais pas du tout à ma place. Ils ont fini par couper court à mon malaise en me disant qu’ils avaient discuté avec Clara* et qu’elle avait nié les faits. Je savais qu’elle ne voulait pas en parler, mais j’ai été surprise qu’elle démente. À partir de là, je n’avais clairement plus rien à dire. Si elle ne voulait pas en parler, ce n’était pas à moi de le faire, il me semblait. Je n’ai pas insisté.
Par la suite, j’ai appris que sur le moment la direction avait voulu virer Pierre*. Et qu’ils s’étaient ensuite ravisés lorsque que Clara* avait démenti. Mes autres collègues pensaient que c’était délirant d’avoir voulu le virer « pour si peu », qu’un baisé volé ne valait pas une carrière brisée. Que d’ailleurs, maintenant qu’on y repense « cette Clara* » était aguicheuse tout de même. Que Pierre* n’avait pas besoin de forcer une fille pour arriver à ses fins, il était plutôt beau gosse et brillant. Je me suis sentie coupable des proportions qu’avait pris cette histoire, malgré moi.
J’ai ensuite revu Clara. Elle était en colère contre moi. Et moi je me sentais tellement coupable. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait démenti, elle m’a répondu qu’elle aimerait re-travailler pour cette organisation, une fois diplômée. Mais que maintenant, c’était trop tard. À cause de moi, elle avait grillé ses chances.
J’ai longtemps refoulé cette histoire au fond de moi. Je n’en ai pas spécialement parlé à mes ami·es aux moments des faits. Ce n’est que très récemment que j’en ai parlé. À des amies. Elles ont réagi. M’ont dit que ce n’était pas normal. Que c’était choquant. Dégueulasse. Révoltant. Je les en remercie. D’avoir posé des mots que je n’arrivais pas à poser. Que je n’osais pas poser. Je remercie également Antoine*, le seul qui m’a répété et répété que ce n’était pas normal. Il a essayé de faire changer les choses, et a été là pour me soutenir.
Avec le recul, j’aurai aimé que cette histoire se finisse autrement. Je regrette qu’à aucun moment le sujet du harcèlement sexuel n’ait été abordé. Ou même qu’il n’y ait seulement eu une réunion tous ensemble pour en discuter. Pendant des semaines, cela a jeté un froid dans l’équipe. Clara* ayant démenti, c’est retombé sur Antoine* qui avait « colporté des rumeurs ». Je me sentais également mal à l’aise. Et j’en voulais à Antoine* d’en avoir parlé et je m’en voulais moi-même d’en avoir parlé. J’en voulais même à Clara* de m’en avoir parlé.
Aujourd’hui, je suis mieux informée. Je regrette néanmoins n’avoir jamais été informée, sensibilisée à ce sujet, que ce soit à l’école ou encore dans les différentes structures dans lesquelles j’ai bossé. Je regrette de ne pas avoir su vers qui me tourner à cette époque. De ne pas en avoir parlé. D’avoir minimisé la situation et de l’avoir refoulée. De ne pas avoir su réagir. De ne pas avoir affirmé haut et fort que c’était du harcèlement sexuel. Que ce n’était pas une blague. Que ce n’était pas drôle. Que c’était déplacé. Dégueulasse. Révoltant. Illégal. Punissable.
*Les prénoms ont été modifiés.
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Pour aller plus loin
Une triste réalité – majoritairement « niée » par le groupe – notamment dans les départements ou entreprises ou le ratio homme / femme est au profit du masculin.
Quelques avancées dernièrement dans mon entreprise: plus d information autour de ce qui est acceptable ou non et sur les démarches à suivre en cas de harcèlement sexuel vécu ou « vu » mais le phénomène du « boys club » reste ancré et s y opposer revient souvent à s exposer aux blagues sur « l hystérie » des femmes dans un monde post « me too ».
La crainte des répercussions est souvent la plus forte et surtout comme dans tout groupe/ dynamique sociale, la peur de ne pas « fit in » l emporte sur tout, au détriment de ses valeurs morales et de ses convictions. Un gros effort à faire chez les femmes comme chez les hommes pour mettre fin à ses pratiques.
Merci pour cet article factuel qui empêcheront tous commentaires émotionnels.
Merci Tiphaine pour ton commentaire ! La fameuse « hystérie » féminine est effectivement bien souvent rabâchée pour décrédibiliser les femmes. L’envie de s’intégrer au groupe et la peur du rejet sont humaines et quoi qu’on en dise on se retrouve forcément influencé·e par son environnement. Ce qui conduit bien souvent les femmes dans un milieu d’hommes à intégrer des comportements dits « masculins » d’ailleurs. Comme tu l’as souligné, c’est difficile d’exprimer une pensée à contre-courant ou tout simplement de s’opposer à des situations qui pourtant heurtent nos valeurs, notamment dans le milieu professionnel et d’autant plus dans certains milieux particulièrement normés. Je suis heureuse de lire que ton entreprise a mis en place des mesures pour que vous soyez mieux informé·e·s. Bien souvent c’est finalement le manque d’information et de sensibilisation sur ces sujets qui fait défaut. Petit à petit les choses changent et les mentalités évoluent 🙂