Le monde du travail (et le monde, tout court ?) est une jungle. Un monde de requin. Il faut s’endurcir. Serrer les dents. Ne rien laisser paraître. Être, fort·e. C’est la loi, du plus fort. Et de la plus forte, parfois.
C’est ce qu’on nous apprend, c’est ce qu’on nous rabâche. C’est triste mais c’est comme ça. C’est la vie. C’est le monde. C’est la nature. C’est la jungle.
Alors, nous faisons nos armes, dès l’école. Nous nous hissons jusqu’au repaire des (rois) lions, si nous y arrivons. Et si nous y arrivons, c’est que nous le méritons. Et si nous n’y arrivons pas, c’est que nous ne le méritons pas (ou que nous n’avons pas trouvé le bon chemin ?). C’est la loi du plus fort. La loi de la jungle. Qu’importe si certain·es sont né·es lion·nes et d’autres fourmis.
Les gens qui réfléchissent à des alternatives sont volontiers considérés comme des hippies attardés ou de dangereux staliniens. Personne ne remet en cause la fameuse déclaration de Margaret Tatcher – « il n’y a pas d’alternative » -, même ceux qui pensent : « ça ne peut pas être vrai ». Ce n’est pas un hasard si la psychologie évolutionniste, qui pose une compétition naturelle et constante à l’origine de l’action des hommes, est devenue l’explication la plus courante du comportement humain à partir des années 1980.
Susan Neiman, Grandir, éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise, 2021, éditions Premier Parallèle
« Le monde (du travail) est une jungle ». On nous l’a tant appris et tant rabâché. Comme si c’était « la » réalité dans laquelle nous vivions, « la » réalité qu’il faudrait accepter, « la » réalité à laquelle se plier. Alors la réalité-représentée devient réalité-vérité et notre biais « sauvage » est confirmé.
Pourtant, le monde (du travail) est-il « vraiment » une jungle ? Pourquoi ? Pour quoi, et pour qui ? En a-t-il toujours et partout était ainsi ? N’y a-t-il pas d’alternative(s) possible(s) ? Et n’y a-t-il qu’un modèle de jungle d’ailleurs ? La jungle est-elle obligatoirement un environnement hostile et compétitif dans lequel règne le (la loi du ?) plus fort ?
Bienvenue dans la Jungle du Travail ?
L’emploi est une jungle ! Un vrai parcours du combattant pour tous ceux qui n’en connaissent pas forcément les codes, tant il est difficile aujourd’hui de trouver la tribu qui nous correspond
Concept de l’entreprise Welcome to the Jungle
L’emploi serait une jungle, un vrai parcours des combattant·es. Mais pas de panique, il suffirait d’en apprendre les codes pour ensuite trouver « sa » tribu. Alors vous êtes plutôt « panthères » ? « Pandas » ? « Paons » ? « Tortues » ? Ou encore « licornes », peut-être ? Pour le découvrir, faites le test trouvelanimalquiestentoietrejoinstatribu.ju ! Et oui certaines personnes l’ont bien compris, la jungle, après avoir été une excuse politique de (non) choix (le fameux, « il n’y a pas d’alternative », resservi encore aujourd’hui), a fini par devenir un concept marketing comme un autre dont il serait aujourd’hui dommage de se priver.
Et, s’il suffit d’en avoir les codes pour trouver « la » tribu qui nous correspond, alors apprenons-les ces codes. Point d’excuse pour ne pas la trouver cette tribu, notre tribu.
« Non, mais moi je cherchais un travail à la base ». Non, mais trouver une tribu, c’est-à-dire « une communauté fondée sur des codes commun », c’est bien mieux. Et qui a besoin d’un code du travail quand nous avons des codes communs par tribu-entreprise ? Alors, vous êtes prêt·es pour l’aventure ? Le « parcours du combattant », et « de la combattante » ? Car même si on vous donne les codes, c’est à vous de jouer (et de gagner !). Et oui, c’est la jungle tout de même, ne l’oublions pas. Bonne chance, mais surtout, que le ou la meilleure gagne !
Étudier pour gagner sa (meilleure ?) place ?
Le parcours du combattant et de la combattante débute dès le plus jeune âge. C’est important de bien commencer, de ne pas prendre de retard ou de faire un faux-départ.
Alors, le combat s’ouvre. Les armes : du papier et un crayon à l’école de la méritocratie française. Ou plutôt un macbook et un chargeur, il faut bien vivre avec son temps, comme on dit.
Les objectifs : avoir de bonnes notes (les meilleures ?), savoir « s’entourer » (il n’y a pas d’âge pour se faire un réseau ?), ne surtout pas redoubler (le temps c’est de l’argent ?), choisir les « bonnes » filières (celles qui promettent travail, gloire et argent ?), se placer dans les premières places (de la classe physique et donc de la classe-caste sociale ?).
Les jokers : aller dans les meilleures écoles car on habite déjà les meilleurs quartiers ou payer son « droit » d’entrée dans le privé (qui a dit que l’éducation n’avait pas de prix ?), choisir des options « rares » pour déroger (l’utilité n’étant pas ce que l’on apprend mais où nous mène ce que l’on apprend ?), s’offrir des lignes sur son CV (cours particuliers, activités sportives et culturelles, séjour à l’étranger, bénévolats,…qui dit mieux ?).
Il semblerait que l’argent ne fasse pas le bonheur mais contribue au pouvoir d’achat… de sa (meilleure ?) place.
La loi du plus fort (et de la plus forte ?) ?
Dans cette lutte acharnée pour gagner sa (meilleure) place, la loi du plus fort et de la plus forte semble régner. Ou plutôt on considère que ceux et celles arrivant aux « meilleures » places sont les plus forts et les plus fortes, les meilleur·es tout simplement (tout humblement ?).
C’est la grande histoire de la sélection « naturelle », paraît-il, on en « perd » (bande de loosers ?) toujours en chemin, seules les personnes les plus aptes à survivre survivent (et donc gagnent ?) à la grande compétition (loterie ?) de la vie.
Et oui, si les filières n’étaient pas sélectives, si l’école ne notait, classait, triait pas, s’il n’y avait pas de compétition, ni de meilleures places à atteindre, que ferions-nous ? Sans compétition, point de challenge ? Sans sélection, point de mérite ? Sans dernières places, point de (plaisir à être en ?) premières places (première classe ?) ?
Ce serait toute la pyramide qui disparaîtrait ? Mais qui a construit la pyramide ? Dame Nature ou bien l’Homme Culture (le vrai ?) ?
Et si la Jungle n’était pas celle que l’on croyait ?
L’entraide n’est pas un simple fait divers, c’est un principe du vivant : les organismes qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas les plus forts, ce sont ceux qui arrivent à coopérer (…) La compétition ne favorise pas le lien, elle pousse à tricher, détourne du bien commun. En effet, pourquoi investir dans le commun si cela peut favoriser les concurrents ? Au fond, qu’est-ce que « gagner » ? Se retrouver sur la première marche du podium… dramatiquement seul ? (…) Contribuer à créer une planète qui compte 99% de « perdants » ?
L’entraide : L’autre loi de la jungle, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, 2019, éditions Les Liens qui Libèrent
La croyance en un monde naturellement violent, en l’opposition entre sauvagerie sanglante et civilisation raisonnée a la peau dure. Un peu comme le requin qu’il faudrait être pour ne pas se faire bouffer dans le grand aquarium de l’open space ? C’est drôle quand nous y réfléchissons d’ailleurs. « On n’est pas des animaux », on nous le répète à longueur de journée, car il ne faudrait pas que l’on se conduise comme des animaux (nous sommes « mieux » que « ça », n’est-ce pas ?).
Pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous comparer à des animaux en fonction des attributs supposés de ces derniers. Ainsi, au travail (et dans la vie ?), il faut « être un requin », c’est-à-dire selon nos représentations (biaisées ?) attaquer, et surtout lorsqu’on sent le sang d’une personne en état de vulnérabilité (tout est question de timing et d’opportunité non ?). Il faut être « malin comme un singe » ou encore « rusé comme un renard », mais ne pas « manger comme un cochon », ou être « têtu comme un (bonnet d’?) âne ». Et surtout, il ne faut pas être (un) paresseux.
Ainsi il semblerait que l’on doive marquer notre opposition au « monde sauvage » (des animaux que nous ne sommes pas), tout en adoptant des comportements animaliers (du haut de la chaîne alimentaire svp) selon l’adage bien connu « mieux vaut bouffer que se faire bouffer », car tel serait la loi de la Jungle ?
S’extraire de la Jungle (du travail) ?
Mais alors, si le monde (du travail) est une Jungle, que pouvons-nous faire ? S’agirait-il de chercher une porte (une liane ?) de sortie (vers la civilisation ?) ?
Nous pouvons essayer de régner sur la Jungle, et ce faisant nous ranger du côté de la loi du plus fort (et de la plus forte). Ceci dit, et bien que nous y paraissions souvent encouragé·es (car être trop bon·nes c’est être trop con·nes ?), nous sommes également bien souvent sommé·es de dompter nos penchants « naturels ». Après tout, l’Homme est cultivé, et c’est ce qui le distingue des (autres) animaux, non ?
On parle d’ailleurs souvent de « loi du plus fort », y aurait-il donc un « droit du plus fort » ? Pourtant qui a besoin de droit(s) ou de loi(s), là où règne la force ? La force est contraignante par définition, ne nous laissant pas d’autre choix que de nous y soumettre. Au contraire du droit qui implique non pas la nécessité mais l’obligation. Nous pouvons nous soustraire à une loi même si cela conduit à l’illégalité. Un choix doit être possible, choix qui engage alors la « moralité » de l’individu. Un « droit du plus fort » impliquerait que le droit changerait au grès des (rapports de ?) forces, c’est-à-dire en fonction du plus fort. Ainsi une Jungle où régnerait la loi du plus fort semble être à l’opposé du modèle d’un État de droit dans lequel nous sommes censé·es vivre en France, non ? La « Jungle du travail » qu’on essaie de nous vendre serait-elle donc implicitement une zone de non-droits, ou de droits à géométrie variable fluctuants au grès des (néo)codes des (tribus-)entreprises (mais que fait la Police ?) ?
Pourtant, la « Jungle », et à travers elle la Nature, n’est-elle qu’agression, compétition et violence dans laquelle règne la loi du plus fort ? La coopération n’est-elle qu’une belle idéologie culturelle, cultivée par l’Homme dans une lutte de chaque seconde contre sa véritable nature, « naturelle », « sauvage », et donc violente ?
L’entraide est dans la Jungle (du travail) ?
L’idée selon laquelle la compétition et la lutte (pour la survie) serait la (seule) loi dans la Nature est une croyance bien ancrée. Les biologistes identifient pourtant pas moins de 6 formes de relation biologique :
→ mutualisme / symbiose : relations mutuellement bénéfiques (+/+), mutualisme de manière générale et symbiose dans le cas où les deux espèces ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre
→ coexistence : espèces qui s’évitent (0/0)
→ amensalisme : relations asymétriques, une relation neutre pour l’une des espèces et négative pour l’autre (0/-)
→ commensalisme : au contraire, une relation neutre pour l’une des espèces et positive pour l’autre (0/+)
→ prédation / parasitisme : les relations les plus asymétriques (+/-)
→ et la (fameuse ?) compétition : relations mutuellement négatives (-/-)
Ainsi, la loi du plus fort ne serait donc pas « la » loi de la Jungle, mais un type de relation parmi d’autres ?
La compétition ne s’exercerait d’ailleurs le plus souvent que ponctuellement chez les animaux car elle est épuisante et dangereuse et donc peu tenable sur le long terme. Mais alors, pourquoi la compétition est-elle au coeur de notre culture occidentale et « naturalisée » comme une loi biologique immuable niant toutes les relations bénéfiques pourtant observées dans la nature ?
Et d’ailleurs les relations bénéfiques sont-elles véritablement absentes de nos sociétés humaines ? Quid de toutes les institutions d’entraide que nous avons parfois tendance à oublier : éducation gratuite, sécurité sociale, assurance chômage, retraite… Quid de l’enseignement de la coopération, faisant partie des 4C des compétences du XXI° siècle (Critical thinking (pensée critique), Créativité, Communication et Coopération) et dont la Compétition ne vient en rien compléter cette liste de « C ».
Et qui n’a jamais vu une personne proche ou un·e inconnu·e apporter spontanément son aide ? Tenir une porte, faire un don, proposer de son temps, sauter dans un train pour rejoindre un·e ami·e qui va mal, décharger un·e collègue lui expliquer quelque chose ou simplement prêter une oreille attentive… je pourrais continuer des lignes durant avec ce genre d’exemple, pas vous ? Alors pourquoi nous entêtons-nous à valoriser la compétition, à l’essentialiser comme étant inhérente à notre Nature, à penser qu’il n’y a pas d’alternative(s) possibl(e).
Et si les alternatives existaient déjà, dans la nature, dans notre nature ?
On se donne en donnant et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » – soi et son bien – aux autres.
Marcel Mauss, anthropologue
Qui n’a jamais reçu de l’aide et eu envie de la re-donner ? Qui n’a jamais rien reçu et eu envie de le partager ? L’anthropologue Marcel Mauss défend l’idée selon laquelle aider quelqu’un provoque chez l’autre le désir de retourner la faveur. Il explique que ce faisant, le « contre-don » a cela d’intéressant qu’il libère la personne de son obligation tout en la transmettant à son tour. Ainsi cette triple obligation « donner-recevoir-rendre » crée un état de dépendance réciproque.
Oui, je sais, c’est mal vu d’être dépendant·e dans la société d’aujourd’hui. Il faut être indépendant·e, ne compter que sur soi-même. C’est drôle quand j’y pense car qui peut réellement se proclamer « indépendant·e » ? Indépendant·e du portefeuille peut-être, c’est-à-dire avoir de l’argent pour pouvoir subvenir à ses besoins sans demander de l’argent à quelqu’un d’autre. Mais est-ce cela l’indépendance ? Ne reposons-nous pas tous et toutes chaque jour sur les autres lorsque nous confions nos enfants à un chauffeur de bus ou une professeure, lorsque nous achetons à manger ou allons au restaurant, lorsque nous apprécions la compagnie d’autres personnes, lorsque nous descendons nos poubelles, allons chez le médecin… ?
Nous avons besoin des autres, et bonne nouvelle les autres ont également besoin de nous. Car s’il y a bien à mon sens quelque chose de pire que de penser que nous n’avons besoin de personne pour (sur)vivre c’est de penser que personne n’a besoin de nous, non ? Et les deux vont de paire, me direz-vous, car si nous décidons que nous n’avons besoin de personne, nous jugeons que les autres n’ont également pas besoin de nous et nous les privons donc tout en nous privant nous-mêmes du plaisir d’être là, non pas chacun·e seul·e dans notre fantasme « d’indépendance » mais dans la joie d’être en lien, inter-dépendant·es.
Et de là, quel sens pourrait bien avoir la loi du plus fort, la compétition, à part celle de s’entretuer, mutuellement, ou de rester seul·e gagnant·e après un combat épuisant, au travail comme dans la vie ?
Et vous qu’en pensez-vous ? Avez-vous l’impression de travailler (et de vivre) dans une Jungle dans laquelle régnerait la loi du plus fort et de la plus forte ? Avez-vous l’impression d’être en éternelle compétition ? Pensez-vous qu’il faille s’endurcir, serrer les dents, et se hisser en haut de la pyramide (ou du repaire des rois lions) ? Avez-vous déjà observé des alternatives possibles à ce schéma que l’on nous présente bien souvent comme dominant et « naturel » ? Des relations professionnelles (ou encore des études, ou des moments du quotidien) non pas fondées sur la compétition mais sur la coopération ?
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Sources citées et aller plus loin
- Mes articles :
- Grandir, éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise, Susan Neiman, 2021, éditions Premier Parallèle
- L’entraide, l’autre loi de la jungle, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, 2019, éditions Les Liens qui Libèrent
- Les compétences du XXI° siècle, Observatoire compétences-emploi
- Du contrat social, chapitre III Du droit du plus fort, Rousseau, 1762