Et si la valeur-travail n’existait pas ?

La « valeur-travail », qui n’a jamais entendu cette expression ? On nous la martèle, à gauche, à droite, dans toutes les directions. Car toutes les directions mènent à elle, devraient mener à elle ? Et vice versa ? 

La « valeur-travail », tout le monde en parle sans en parler. Ça fait partie de ces mots étendards, que l’on exalte ou que l’on dénonce, parfois même un peu des deux à la fois, mais qu’on prend rarement la peine d’essayer de définir. Alors cette association de mots hissée au rang suprême de valeur nous échappe, constamment, tandis que, nous, nous ne lui échappons pas, puisqu’elle n’est rien et tout à la fois. 

Alors à défaut d’y échapper nous essayons de la perdre (pour ne pas nous perdre ?). « La valeur-travail se perd ». « La valeur-travail est en voie de disparition ». « La valeur-travail est enterrée ». Paix à son âme ? Qui brûle en enfer ? 

Car ne pas travailler serait pêcher ? Car ne pas travailler n’est pas valorisé. Car travailler est valorisé. Car la valeur (-est le-) travail. Car notre valeur est notre travail ? 

Mais où est passée la valeur travail ?

Le travail, en lui-même, n’est pas une valeur. Il ne l’est (s’il doit l’être) qu’à partir de l’excès ou du supplément de sens que lui donne l’histoire

Marc Crépon, philosophe

Nombreux sont les commentaires aujourd’hui qui s’inquiètent de la perte de la valeur-travail. Ce faisant, ils sous-entendent que la valeur-travail, autrefois, nous l’avions. Pas comme ces jeunes qui, aujourd’hui, ne veulent plus bosser ? 

Alors où est passée cette valeur-travail ? Est-elle une valeur du passé (dépassée ?), comme nous l’entendons souvent ? Ou bien au contraire une valeur qu’il ne tiendrait qu’à nous de ressusciter, pour en faire une valeur actuelle d’avenir ? 

La valeur-travail, une valeur passée ? 

La valeur-travail serait au coeur de notre humanité. L’Homme a besoin de travailler (plus que le travail n’a besoin de l’Homme ?). L’Homme, travaillant, agit sur son monde, le monde qui l’entoure (et qui donc serait « sien » ?). Et le monde a besoin de l’Homme travaillant, cultivant et cultivé, il paraît. Sinon ce serait le retour à l’âge de pierres ? N’est-ce pourtant pas avec des pierres que l’Homme, cet Homme auquel nous ne voulons à tout prix pas revenir, avait inventé le feu ?

Alors l’Homme travaille. Il produit (à défaut de pouvoir reproduire ?). Le travail, c’est l’émancipation dit-on. C’est peut-être pour cela qu’on ne reconnaît pas le travail des femmes ? Car la Femme ne produit pas, elle re-produit, seulement. 

Mais c’est du passé (heureusement dépassé ?) me diront certain·es. Mais le passé est aussi ce qui marque le présent et le futur. Et plus que le passé, nos choix de mémoire.

Prenons l’Antiquité par exemple, période bien passée mais souvent vantée. L’Antiquité, c’est le « berceau de notre démocratie », c’est tout du moins ce que l’on apprend à l’école. N’est-ce pas pour le moins paradoxal d’apprendre et de vanter un modèle qui a pourtant exclu une bonne partie des personnes qui vivaient dans ces villes pourtant dites démocratiques ? Est-cela la démocratie ? Une société fondée sur une politique d’Hommes (avec un grand H, bien viril), d’Hommes libres d’occuper l’espace public et l’arène politique puisque les esclaves et les femmes, ces « autres », étaient là pour assurer tout le (sale) boulot. Ça vous rappelle quelque chose ? 

Ce que je trouve particulièrement intéressant c’est qu’à cette époque, ces Hommes, politiques, intellectuels, reconnaissaient que la valeur, leur valeur n’était pas le travail mais au contraire le temps libre, libre car libéré du poids du travail pénible, leur permettant ainsi de s’élever « intellectuellement ». Pour être au dessus des autres, ces autres, abaissé·es à travailler ? 

Quel étonnant changement de paradigme que celui qui, à présent, prône le travail pour s’élever. Intellectuellement. Socialement. Financièrement. Ou quelle merveilleuse manière d’empêcher toute résistance ? Car pourquoi vouloir se libérer du travail si celui-ci nous élève ? Ou plutôt nous donne l’espoir qu’un jour peut-être nous pourrions nous élever, ou élever nos enfants ou petits enfants, et ainsi sortir de notre condition (d’exploité·e pour devenir exploitant·e ?) par l’ascenseur (ou l’escalier de service aux marches infinies ?) ? Quel surprenant (ou peu surprenant ?) choix de mémoire que de faire l’éloge du modèle « démocratique » de cette grande période de l’Histoire qu’est l’Antiquité en passant sous silence cette conception du travail et de la liberté, non ?

Mais si le travail peut nous élever, pourquoi s’en priver me diront certain·es ? Ce n’est pas parce que le travail a longtemps été, et est toujours pour beaucoup, un lieu d’exploitation et d’aliénation qu’on ne peut pas en faire un lieu d’émancipation, qui ne serait pas seulement réservé à l’Homme, et aux personnes privilégiées ? Ce n’est pas parce que la valeur-travail sonne comme une vieille obligation morale et religieuse qu’on ne peut pas la dépoussiérer un bon coup et lui donner un autre sens, un nouveau sens (républicain, laïc et de gauche ?) ?

La valeur-travail, une valeur à venir ?

Pourquoi la valeur-travail serait-elle condamnée à être et à rester une valeur de droite, conservatrice, sexiste, raciste, faussement méritocratique, exploitante, dominante ? Tout comme le travail n’a pas à être aliénant. Il peut nous permettre de nous réaliser. Tout comme le terme de « valeur » peut ne pas simplement renvoyer à son sens économique mais aussi à son (autre) sens moral. 

Car au fond, c’est ça le problème de la valeur-travail non ? C’est que derrière cette expression, on peut mettre tout et son contraire. Alors, tout le monde en parle, et personne ne la comprend (se comprend ?) puisque le terme n’est pas défini. Mais est-il même définissable ? Car choisir une définition c’est choisir un ensemble de mots décrivant le mot en question pour s’accorder sur un sens commun, défini, identifiable et compréhensible. Mais si certains le voient bleu alors que d’autres le voient rouge, cela semble compliqué de le définir ce mot, non ? Et encore plus de s’accorder sur son sens ? Le sens que nous voulons lui donner ?

Mais n’est-ce pas précisément pour cela que la question est éminemment politique ? Le choix des mots n’est jamais anodin. Car derrière les mots ce sont nos imaginaires, nos manières de penser, nos représentations qui s’expriment. 

Alors qu’est-ce que signifie « la valeur-travail » ? Le goût pour l’effort ? Le fait d’être prêt·e à souffrir pour être un·e bonne travailleur·euse ? La préférence de tout travail, n’importe quel travail plutôt que de ne pas travailler ? La dé-valorisation des personnes qui ne travailleraient pas ? L’envie de re-valoriser le travail et ceux et celles qui travaillent ? La promesse de pouvoir s’épanouir dans son travail ? La volonté de faire un travail valorisé et donc valorisant ? Mais tout travail est-il valorisant ? Tout travail devrait-il être valorisé ? Et le travail peut-il être une valeur, en soi ?

Le travail peut-il être une valeur en soi ?

Un vrai travail d’adulte est un travail utile qui demande de l’énergie, de l’enthousiasme et qui mobilise au mieux les aptitudes de chacun ; un travail accompli avec honneur et dignité. Aujourd’hui très peu d’emplois répondent à ces critères. La plupart impliquent des taches vaines, parfois nocives, qui gaspillent les ressources dont nous disposons, sans compter qu’elles sont dégradantes et débiles. 

Susan Neiman, Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise

Nous parlons de « valeur-travail » et pas de « valeur-emploi ». Pourtant, et ce même si l’(auto)entreprenariat est en plein essor, la majorité des personnes en France ont un emploi, sont employées. Ceci dit, la personne qui entreprend n’est-elle pas également employée, non plus par un·e patron mais par ses client·es ? Nous pourrions donc nous attendre à ce que l’on nous parle de « valeur-emploi » mais non, nous lui préférons le bon vieux et polysémique terme de « travail ». 

Cela m’étonne car lorsque j’entends parler de la « valeur-travail », j’ai pourtant l’impression que l’on parle du travail qui permet de « vivre », c’est-à-dire du travail rémunéré, qui est donc bien souvent un emploi. Un emploi qui nous permettrait de ne pas être de sales petit·es assisté·es. Car rien n’est pire que d’être assisté·e, ce n’est pas moi qui le dit mais certain·es patron·nes (qui ont pourtant des assistant·es), certaines personnalités politiques (qui ont pourtant aussi des assistant·es, parlementaires) et certaines personnes en tout genre (genre souvent masculin ?, qui ont également des assistant·es domestiques, ou des femmes qui les assistent domestiquement). 

L’important ne serait donc pas de ne pas être assisté·es, mais de ne pas être assisté·es financièrement, nuance. Mais comment faire lorsque notre travail ne nous permet pas de vivre (payer notre vie ?) ou encore lorsqu’il n’est pas un emploi formel et/ou rémunéré ? Et cela signifie-t-il que tous les travails ne se valent donc pas et que le travail n’est donc pas une valeur en tant que telle ? 

Valoriser l’action de travailler ? 

Une piste à explorer serait-elle de valoriser non pas le travail mais l’action de travailler ? En ce sens, nous serions tous et toutes valorisé·es car même si nous ne sommes pas tous et toutes employé·es chaque jour, si nous n’avons pas tous et toutes un (vrai) travail, nous travaillons chaque jour, sans que cela ne soit toujours (jamais ?) valorisé puisque non rémunéré. 

Le grand-père à la retraite qui choisit de s’occuper de ses petits-enfants travaille (et permet à ses enfants de ne pas devoir payer une tierce personne pour le faire, ou de ne pas devoir être parent, et le plus souvent maman, au foyer car cela est plus rentable financièrement). 

L’étudiant ou la personne au chômage qui choisit d’être bénévole dans une association travaille (et permet à des associations employant des salarié·es d’exister et d’apporter une contribution bien souvent plus nécessaire qu’un (bullshit) job rémunéré). 

L’enfant qui choisit de s’occuper d’un parent malade, ou le parent qui choisit de s’occuper d’un enfant malade travaille (et permet à la famille de ne pas devoir payer, parfois difficilement ou au rabais, une tierce personne pour ce travail). 

La personne qui soutient son ami·e ou toute personne chère dans un moment difficile travaille (et permet à la personne en souffrance de traverser cette période et de pouvoir peut-être continuer de travailler malgré tout, ou de pouvoir ensuite se sentir en capacité de reprendre son travail). 

Bien pratique de valoriser ces personnes et tout le travail gratuit qu’elles fournissent me diront certain·es. D’ailleurs n’est-ce pas une rhétorique bien connue (et dangereuse ?) que de valoriser symboliquement et moralement certains travails à défaut de (bien) les rémunérér ? Que de considérer certains travails « au dessus » de toute considération financière pour finir paradoxalement par les placer toujours « en dessous », puisqu’on considère que leur valeur est ailleurs que le chèque reçu à la fin du mois et dont le montant aurait sommes toutes peu d’importance (et donc peu de zéros ?) ? Et d’ailleurs pourquoi certains travails valent-ils financièrement moins que d’autres ? Car leur valeur est ailleurs ? Car ils rapportent moins ? Moins de quoi ? Moins à qui ? 

Choisir ce que nous voulons valoriser dans notre action de travailler ? 

Voulons-nous valoriser ce que le travail nous rapporte, économiquement, exclusivement économiquement, en tant qu’individus aux yeux rivés sur nos comptes bancaires et en tant que société aux yeux rivés sur son PIB ? Voulons-nous ainsi risquer de finir si obnubilé·es par les chiffres d’une croissance bancaire que nous ne voyons pas qu’à part l’argent tout décroît et meurt autour de nous ? 

Devons-nous donc valoriser tous les travails ? Oui, car il faut bien payer les factures. À la fin de journée le plus important c’est de pouvoir payer nos factures même si c’est ce même travail nous permettant de (sur)vivre à court terme qui nous tue à petits (grands ?) feux ? Oui, car nous ne sommes pas d’horribles moralisateur·rices, car nous croyons en la liberté de chacun·e de faire ce qu’ils et elles veulent ? 

Alors nous soutenons le travail, tous les travails. Nous soutenons le travail d’un tueur à gage par exemple, appelons-le François. Et oui, François est une personne comme les autres. Il doit payer ses factures, et il préfère encore tuer des gens, même s’il doit avouer que ça le dégoute un peu, que de ne plus avoir de salaire et de vivre comme un assisté ce qui le dégoûterait encore plus. Et puis, il n’y a pas de sous-métiers. Il n’y a pas de mauvais métiers. Il faut arrêter avec ces jugements moraux d’un autre temps. La liberté, on s’est battu·e pour l’avoir alors ce n’est pas pour qu’on vienne ensuite nous dire qu’on ne peut pas être libre de tuer pour payer ses factures et s’acheter un petit plaisir coupable de temps en temps. Si ? 

Mais la liberté de vivre n’est-elle pas la liberté la plus fondamentale ? Pouvons-nous, au nom de notre petite liberté personnelle nous octroyer le droit de tuer ? Pouvons-nous, au nom d’un État qui confond libéralisme et liberté(s), laisser voire encourager des travails mortifères sous prétexte que chacun·e est libre d’entreprendre et de vendre ce qu’il ou elle veut  ? D’autant plus si, au passage, cela fait rentrer de l’argent dans la caisse du dit État et/ou d’entreprises qui viendront ensuite s’enorgueillir de financer la reconstruction de ce qu’ils auront pourtant préalablement participer à détruire ? 

N’est-il pas temps de réaliser que la liberté n’a rien à voir avec le fait de pouvoir faire et/ou acheter tout ce que nous voulons quand nous le voulons ? Ne tenons-nous d’ailleurs pas là, plutôt que la définition de la liberté, la définition du caprice d’un·e adulte trop gâté·e ? Ou du comportement d’un·e sociopathe dénué·e d’empathie indifférent·e aux émotions et aux droits des êtres qui l’entourent ? 

N’est-il pas temps de considérer que la valeur-travail n’existe pas en tant qu’entité abstraite et contradictoire afin de, plutôt que de nous chamailler sur un terme vide de sens, commencer à nous poser d’autres questions ?

N’est-il pas temps de nous demander ce qu’implique l’action de travailler et ce que nous avons envie de valoriser dans cette action, dans nos actions, symboliquement, moralement et financièrement ? N’est-il pas temps de réfléchir collectivement à quoi nous voulons travailler plutôt que de travailler pour travailler, comme si c’était une fin en soi, esclaves que nous sommes du salaire que nous attendons à chaque fin de mois ? N’est-il pas temps de voir dans nos réticences (résistances ?) à travailler, dans nos refus d’effectuer une certaine tâche ou encore un certain travail, non pas la promotion de la paresse, de l’assistanat ou encore un manque de valeur(-travail) mais au contraire, du courage, de l’esprit critique et une folle envie de vivre plutôt que de se tuer et de tuer à la tâche ?

Car l’action de travailler a des implications. Des implications sur nos corps, sur nos esprits, sur nos coeurs, sur nos relations, sur nos environnements, sur nos habitats, sur nos vies d’être vivants parmi les vivants. Et choisir comment nous voulons agir sur le monde c’est aussi choisir comment le monde agira sur nous. 

Et vous qu’en pensez-vous ? Que vous inspire la « valeur-travail » ? Qu’implique pour vous l’action de travailler ? À quoi ne voulez-vous pas (plus ?) travailler ? Pour quoi voulez-vous travailler ? Comment voulez-vous travailler ? À quels rythmes voulez-vous travailler ? À quelles conditions voulez-vous travailler ? Est-ce des questions que vous vous posez ? Des questions auxquelles vous avez envie de réfléchir à titre personnel et collectivement ? Quels autres questions vous posez-vous et aimeriez-vous que nous nous posions ensemble ?

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